Coucou, me voilà de retour.
Cet été, je me suis roulée dans le bleu, le bleu de la mer et le bleu du ciel et puis j’ai voyagé dans la bibliothèque de ma ville. Un livre m’a tendu la main :
-Jardins perdus- de l’écrivain Bernard Manciet un auteur gascon.
Sa manière d’écrire très poétique et lyrique m’a enthousiasmée et ses jardins perdus ne sont pas tout à fait perdus. Il parle d’une époque passée au travers de petits tableautins qui sentent bon le Sud Ouest et c’est comme si on y était…
La petite histoire que j’ai choisi de reporter ici s’intitule : Le jardin
Le jardin
Ma grand-mère était un jardin. Bien avant l’aube, elle glissait comme un lézard d’un arbre à l’autre, disparaissait entre les feuilles des artichauts, ramassait les fraises des quatre saisons dans son tablier, ou les poires gonflées de fraîcheur, redressait les pieds de tomate, se noyait dans l’odeur âpre des feuilles de chrysanthème, et dans la légère brume qui débordait de notre ruisseau. Elle se risquait même à troubler les clartés immobiles du jardin, quand la crue parfois, l’avait recouvert jusqu’à deux pas à la maison, et quand les choux et les pivoines s’élargissaient dans leurs reflets.
Elle avait un faible pour les rosiers quels qu’ils fussent : les hauts, les souffreteux, et ce rosier de sa fenêtre qui fleurissait encore après Noël, et l’autre aussi, le violet qui se souvenait du temps d’avant les roses roses. Cela avait été un malheur aussi grand que la Révolution quand M. Pallu, l’agent voyer, nous fit détruire, par pure haine, le rosier dodu et large comme un arbre qui se répandait au-dessus de notre porte, au bord du chemin.
Le monde d’avant la clarté du jour, je le devinais aux présents que m’apportait ma grand-mère quand je me réveillait : le premier raisin noir, une tige de digitale ou de mauve, un oiseau tombé du nid que je devais réchauffer, une plume fugace. Un matin d’hiver elle m’apporta, en riant, une aiguille de glace qu’elle avait cueillie au bord du puits.
Le jardin grouillait de toutes une troupe de rats- ils traversaient la rivière, farfouillaient à qui mieux mieux dans les treilles sucrées ; d’escargots que nous cherchions la nuit à la bougie, de courtilières qui s’échappaient quand nous déterrions des pommes de terre, et des papillons figés de froid.
Des bohémiens affamés s’étaient enfermés une nuit dans le poulailler dont le loquet parfois retombe seul. Tout n’était que vie, tout avait odeur du vivant dans le jardin du monde, ce monde où je ne me lasse pas de me promener après le lever du soleil.
Ma grand-mère, c’est sur, connaissait par coeur la Passion selon saint Jean, et aussi une traduction en vers de l’épisode où Hector dit adieu à Andromaque. Mais, je le jure, elle ne savait rien de Shakespeare ni de ce Hamlet qu’elle aurait qualifié de grand nigaud. Et je sais aussi qu’elle n’avait pas rêvé, qu’elle avait vraiment vu dans les rames des petits pois et des haricots plats, au plus fort de la lumière, lui apparaître ceux qu’elle appelait les morts.
« Ils sont restés, me dit-elle en secret, un grand moment debout devant moi. Ils voulaient m’expliquer quelque chose, je les reconnaissais, mais je n’ai jamais pu comprendre ce qu’ils voulaient. »
« Peut-être des messes ? »
Elle ne me répondit pas. Peut-être, tout bonnement, se promener avec elle au jardin.